Une des neuf nouvelles de Fêlures

 

Il faut laver la neige

 

Lili est une petite fille : des tresses et des rires. Sauf quand il neige. Quand la neige tombe, quand elle tient. Sauf dans le temps d'avant la neige. Qu'elle sent venir. Un instinct. Comme les bêtes. Refusant de parler, refusant de manger, refusant qu'on la coiffe. Rire mort sur visage clos.

Une petite fille de soixante-quinze ans. L'esprit en jachère perpétuelle.

Quand la neige est tombée, qu'elle s'accroche, que l'adret lui-même est gelé, que l'hiver s'installe pour de longs mois, que le silence recouvre son hameau de montagne, trois maisons, quelques vaches et la plainte nocturne d'un fantôme de chien, elle n'a plus qu'une obsession : enfiler son manteau, ses bottes en caoutchouc, les gants de laine tricotés par la belle-soeur qui prend soin d'elle depuis la disparition de ses parents, s'emparer de la vieille brouette, la remplir de neige et s'en aller pour la déverser dans les glaces du ruisseau. Elle n'a plus qu'une obsession résumée en cinq mots, psalmodiés : "il faut laver la neige, il faut laver la neige, il faut laver la neige..."

 

Il faut laver la neige.

Sept décennies plus tôt, c'est la grosse voix qui parle pendant qu'elle pleure et recrache les cristaux qui étouffent sa bouche. La voix moustachue du bonhomme de neige, du méchant ogre de neige avant que son père ne l'emporte vers la maison, pleurant avec elle en la serrant dans la chaleur forte de ses bras.

Non, elle ne dira rien quand sa mère rentrera, elle s'inquiéterait, gronderait après coup, crierait, comme d'habitude, qu'il n'est pas raisonnable, qu'il lui passe tout, ses caprices, ses lubies, ses envies de fillette gâtée, qu'on n'en fera jamais rien, qu'il la pourrit, que ça ne peut plus durer, qu'il va la faire devenir folle, qu'il doit se mettre du plomb dans la cervelle, surtout maintenant avec le bébé qui vient de naître, qu'on n'a pas idée de construire un igloo en forme de bonhomme de neige et d'y faire entrer sa fille! Pour qu'elle y meure! Étouffée! Ou écrasée! Comme elle avait failli l'être, l'été dernier quand il lui avait construit une cabane dans un arbre, que la branche avait cédé sous le poids des planches et qu'elle était restée suspendue grâce aux attaches de son tablier.

 

Non, elle ne dira rien, ne pleurera plus, ne racontera pas.

Lili se dépêche tout entière à sa tache, le geste précis, efficace, rôdé : planter la pelle, la remplir, la vider. Planter, remplir, vider. Jusqu'à ras bord. Puis se saisir des bras de la brouette, donner un coup sec pour décoller la roue, puis pousser, soutenir et pousser, le dos crispé, douleur aux reins.

Sa phrase scande sa marche. Deux syllabes pour chaque pas.

Il faut : un pas. Laver : un pas. La neig' : un pas.

Hors de sa volonté, sa bouche a élidé le e pour garder la cadence

 

Le ruisseau est loin. Elle conserve le rythme tant qu'elle peut mais, arrivée aux abords du pont, légèrement pentu, glissant, elle doit s'arrêter. Serre ses doigts. Reprend du souffle. S'arc- boute. Repart.

Il : un pas. Faut : un pas : La : un pas. Ver : un pas. La : un pas. Nei : un pas. Ge : un pas.

Cette fois, elle frappe du pied et appuie sur ce ge comme pour une affirmation sonore et rageuse de soi.

 

C'est fait! Ça y est! Elle y est! Reste à verser le contenu, à repartir, le plus vite possible, en prenant soin de ne pas se laisser emporter par le poids, de ne pas tomber. Reste à rejoindre l'arrière de la grange, à quelques centaines de mètres de la maison familiale, à l'endroit même la grosse voix avait dit : il faut laver la neige, avant que son père ne la prenne contre lui et pleure avec elle et maudisse avec elle l'igloo esquimau devenu bonhomme méchant.

 

Peut-être qu'il pleurait de la voir pleurer, peut-être qu'il pleurait parce qu'il n'avait pas su la protéger, qu'il pleurait parce qu'il n'aurait pas dû lui mettre le bandeau comme à colin-maillard pour qu'elle ne voie pas l'intérieur du gros bonhomme, plus grand et plus gros que lui, son père, son géant.

Peut-être qu'il n'aurait pas lui dire, je reste dehors pendant que tu cherches le nez du bonhomme que j'ai caché et quand tu l'auras trouvé tu essayes de repérer le trou d'une seule main et je te dirai si on a bien calculé, s'il ressort, au bon endroit, entre la bouche carotte et les gros yeux pommes de terre, peut-être qu'il n'aurait pas lui attacher le bras gauche derrière le dos pour compliquer le jeu et qu'elle ne triche pas. Et c'est pour ça qu'il pleurait. Qu'ils pleuraient tous les deux. Lui, de regret. Elle, parce qu'elle avait mal et qu'elle avait saigné. Aussi parce qu'elle avait eu peur, quand elle avait trouvé le nez, bizarrement chaud et dur, qu'elle avait essayé de l'arracher pour le glisser dans le trou, mais le nez avait résisté. Elle avait tâtonné, touché les poils d'une bête, avait voulu crier, avait ouvert la bouche. Sitôt refermée par une boule de neige glaciale qui lui brûlait la langue, les joues, les dents.

 

Planter, remplir, vider la pelle dans la brouette.

La rage aux gestes, elle se souvient. De tout. A l'arrière de la grange. Du bâillon de givre. De sa tête qui se paralyse. De la bête qui l'enserre, brûlante et velue. D'une violence dans son corps. Se souvient de tout.

Puis de rien. Puis d'une grosse voix, presque celle de son père à ses genoux, nettoyant le sang sur la neige malade, une drôle de voix répétant entre deux sanglots : il faut laver la neige.

Elle avait mal au petit trou, à la zizette comme avait dit son cousin Émile, quand il avait voulu la voir pendant les grandes vacances après lui avait montré son zizi de sept ans brun comme un ver et raide comme un doigt tendu. Il l'avait vue mais elle n'avait pas voulu qu'il la touche. Parce que ce n'est pas joli, pas permis, sale. Personne ne devait s'amuser avec son doigt, ni devant ni derrière. C'est sa mère qui le lui avait dit quand elle l'avait surprise en train d'écarter la fenêtre du petit trou pour tenter de voir à l'intérieur. Seules les mamans avaient le droit d'y toucher. Mais rien qu'avec le gant bien savonneux, pour "la grande lessive" une fois par semaine.

Avec un gant tout propre qui sentait l'armoire, elle commençait par le haut, lavait le front, les yeux qu'il fallait fermer parce que ça pique, le nez, toujours crotté, puis le rinçait avant la bouche, le cou, les épaules, la poitrine, puis le rinçait pour le dos, le ventre, puis le rinçait longtemps et le re-savonnait pour la zizette et le culcul, puis le rinçait encore pour les jambes et les pieds. Elle, immobile dans la grande bassine en fer au milieu de la cuisine.

Puis, dans la même eau, c'était au tour de son père. Mais elle n'avait pas le droit de regarder. Quand il faisait beau, elle sortait. Sinon, elle se tournait vers la cheminée. Une seule fois, elle avait failli le voir, presque, il n'avait plus que ses chaussettes et sa culotte blanche qui cachait des bosses.

- C'est son zizi et ses clochettes, avait dit Émile. Comme moi, mais plus gros, parce que c'est un papa.

Elle ne savait pas quand sa mère faisait sa toilette. N'avait jamais osé le demander.

 

Lili transpire, se dépêche en passant devant la maison. Si Juliette, sa belle-soeur, la voit, elle se mettra en colère parce qu'elle ne s'arrête pas, qu'elle va trop vite, va tomber malade ou pire attraper la mort blanche. Risque pas : la mort blanche, c'est la neige, c'est pour ça qu'elle va la laver jusqu'à la dernière brouettée, jusqu'aux premières fontes, quand le ciel hésite entre un faux soleil et la vraie pluie, celle qui dure toute la nuit et encore tout le jour et continue la nuit, le jour, des nuits et des jours.

Alors tant pis si elle s'essouffle, si elle est en eau, si le pull-over colle à la chemise qui colle à la peau, elle ne va pas s'arrêter pour si peu, s'essuyer comme elle essuyait son père en plein cagnard, dans les champs avec la serviette exprès, celle qui restait sur la charrette et changeait d'odeur comme de saison, qui sentait le vin aigre, les pommes vieilles et le moisi en hiver, les légumes et le foin au plein sec de l'été. Quand son père ruisselait et qu'il disait : "Viens t'asseoir sur moi et allez, vas-y, frotte fort". Elle frottait, la poitrine surtout pour voir les deux tétons qui devenaient durs et se dressaient, bien droits, deux gros raisins qu'elle avait envie de croquer. Elle se contentait de coller sa joue sur le gauche, toujours le gauche et ne bougeait plus. Calée contre le torse, installée au creux de ses cuisses, sur la poche du gros couteau qui servait à tout, bien plus qu'à couper le pain. Un gros couteau suisse. Le couteau magique comme elle l'appelait car une fois elle l'avait senti sous sa cuisse alors qu'il était posé sur une cruche à leurs pieds. Peut-être qu'il en avait deux pour mieux la protéger.

 

C'était avant. Avant la neige. La peur. La douleur.

Et le bonhomme de neige qui avait la voix de son père.

 

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