Le Zoïde

 

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Épisode 34 / juin 2023

Florilège d'insultes

Nager. Flageller. Nager. M'éloigner d'eux. Me faire oublier. Nager. Flageller. Réfléchir, toujours. Les sportifs ont disparu. Sprinters incontestables. Mais la course est un marathon. Tiendront-ils ce rythme jusqu'au bout? Peu probable. Mais admettons le postulat, leur forme exceptionnelle, leur préparation physique au niveau du mythe éthiopien des coureurs de fonds, auront-ils encore assez de force pour la dernière épreuve, la voie à ouvrir et la plongée dans Ova, notre Inconnue?

Des groupes me dépassent. Je connais ma faiblesse, ma solitude dans cet univers du réseau. Nous avons besoin les uns des autres pour progresser jusqu'à l'acte dernier. Mais qui fera cause avec moi? Sans drapeau. Sans chapelle. Sans masque. Sans possibilité de m'agréger à la masse depuis que mon éclat vocal m'a sorti de l'ombre. N'y pas penser. Positiver. Et nager, avancer, sans répit, progresser. N'être plus que la nage, mécanique, répétitive, somnambulique, rouage dans la marée, ondulation de montre liquide. Mon énergie, tout entière dans le mouvement.

 

Cercle de haine autour de moi. Des Zoïdes décervelés, téléguidés pour tenter de me déstabiliser. C'est le début de la guerre des nerfs. Je l'attendais. J'en connais la stratégie : m'angoisser et m'insulter.

– Alors on est seul?

– Seul!

– Sans compagnie.

– Sans parents.

– Sans amis.

– Sans protection.

– Sans avenir.

– Chemin bloqué.

– Tu vas tourner en rond.

– Comme un mouton fou.

– Tu vas valser.

– Te griser.

– Grisette sur un manège.

– Tu vas t'essouffler.

– Réclamer de l'aide.

– Te débattre.

– Tout seul.

– Seul.

 

Leçon apprise, robotisée jusqu'à l'obsession. Ils devinent ma faille. La douleur de cette solitude non choisie. Ma difficulté à conserver une relation simple et durable avec autrui, mon habitude du regard critique, du décalage, de l'analyse qui lasse, inquiète, éloigne de moi ceux que la sympathie viscérale rapprochent dans un premier temps. Une absence du partage qui me fait rêver à la gémellité de certains spermatos, coléoptères aquatiques, escargots de mer ou opossums d'Amérique qui se déplacent le temps du voyage toujours par deux.

Mes geôliers flottants ne m'impressionnent pas. Me ralentissent à peine, tant la densité nous porte comme mer salée. Nous continuons à nager. Mais un peu de côté, un peu de travers. À l'indienne. Et cette image me plaît. S'il le faut, j'inventerai des ruses d'Iroquois. Pour l'instant, je vais m'efforcer de garder la maîtrise des sages indiens car les insultes commencent.

– Sperme de rat.

– Flagelle en bois.

– Noyau sans tête.

– Gaine aplatie.

– Lilliput.

– Cul-de-jatte.

Le reste, à l'avenant : le niveau zéro de l'attaque. Ces phrases rabâchées, pilonnées par leurs chefs, parfois mal comprises, sont devenues pour eux une évidence, un langage-réflexe, le miroir noir de leurs meneurs.

– Coureur sans jambes.

– Nageur sans bras.

– Tu vas plonger.

– Tournoyer.

– Crier à l'aide.

– Implorer.

– Te vider sous la peur.

– Chiure d'épingle.

– Fiente d'étron.

– Diarrhée verte.

– Mais pas de fleurs.

– Pas de pleurs.

– Pas de couronnes jetées par dessus bord.

– Pas de mains tendues.

– Personne pour te voir.

– Pour se souvenir de toi.

– Tu vas couler.

– Seul.

– Attiré.

– Aspiré.

– Englouti.

– Sous des millions de macchabées.

– Tu auras tout le temps d'inventer ton langage.

– Celui du froid.

– Une langue pour l'éternité.

– Une langue morte.

 

Sans le savoir, ces golems du verbe viennent de me fournir le moyen de me sauver. Je vais mimer. Faire semblant de me noyer. Leur jouer les situations qu'ils attendent, un réalisme simpliste, des séquences courtes, bien identifiées, lisibles sans effort. Je vais cadrer mes gestes, poser ma voix. Un court métrage qui va les conforter de la justesse, donc de l'intelligence de leur vision. Ce sera l'image sans l'imaginaire : le média parfait. Je deviendrai la victime idéale, conforme au souhait puis à la jubilation du bourreau convaincu. Ils relâcheront leur surveillance et j'en profiterai pour rejoindre l'anonymat, légèrement en retrait.

Supplication, suffocation, disparition, en trois mots et quelques pauses suggestives de cinéma muet, j'ai réalisé mon film. Je mérite la Palme d'Or. L'impact est unanime, mon happy end ovationné. Séance terminée, mes "critiques" se précipitent. Direction, leur sérail respectif. Pour arriver le premier, s'approprier la victoire, attirer l'écoute et la faveur du chef, obtenir une récompense ou, plus vital, pour s'approcher du but suprême, être autorisé à nager près de lui, à prendre la vague comme disent les sportifs. Pas besoin de se plonger dans Les Centuries pour prophétiser la suite. Chaque chef, se créditant de ma défaite s'en ira à la rencontre des autres, protégé par ses troupes. Éclateront les injures rituelles. Impossibles, de loin, d'en décrypter le sens. Mais le son suffira. Leurs haines ressembleront à la haine. Leurs mots, aux enflures de leur caste. La calomnie s'estampillera preuve d'existence de soi par appartenance lexicale, distillée phrase par phrase, du faux sourire à la dénonciation des crimes les plus atroces.

Le Prédicateur s'en prendra au Nain révolutionnaire qui ripostera à la volée. S'en suivront quelques échanges. Jusqu'au dérapage. 

– Cervelle à trous.

– Damier sans case.

– Disque dur sans mémoire.

– Cerveau rouillé.

– Méninges flasques.

– Maquereau sans groseilles.

– Abrégé de raccourci.

– Punaise à prie-Dieu.

– Moisissure de KGB.

– Cafard en chasuble, alcoolo de bénitier.

– Révolté biéreux.

– Shooté d'eau bénite.

– Buveurs de globules.

– Ensoutané de la tirelire, retrousseur de jupettes et dégrafeur de shorts.

– Détrousseur de Dieu.

– Fausse vierge en dentelles.

– Aiguiseur d'échafaud.

– Pourvoyeur de bûchers et que ça rime! Fagots, cathos, cagots, fachos!

– Sanguinaires. Génocidaires. Goulagcidaires. Sinocidaires. Castrocidaires.

– Négrocidaires. Asiaticocidaires. Maghrebocidaires. Mondiocidaires.

 

Soudain, un break. Pongistes à court de barbarismes. Juste le temps d'une injonction argotique et retentissante :

– Fermez-la, les morbacs, toi, le corbac, toi, le baveux de la gâchette!

Nettoyez-vous l'étagère à mégot et esgourdez. Les cidaires, c'est vous. Vous, les goupilloncidaires, les burettocidaires à vous rabougrir les grelots. À vous les casser grenus. À s'les r'trouver menus. Ratatinés au hachoir. Prêts à la persillade.  À la rémoulade. À la gribiche...

 

Profiter de son intervention qui entraînera celle de quelques autres. Fermer l'écoutille et nager. Flageller. Se laisser porter par des sortes de vagues, de contractions internes plutôt, comme si La Désirée nous facilitait le chemin.

Juin épisode 35 / J'ai eu de la chance

 

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